Big Fish – Tim Burton

Qu’est-ce que « Big Fish » ? Un puzzle à reconstituer et à parfaire. La mise en chantier et en images de récits, transmis du père au fils. Engouffré dans ses histoires, amoureux de sa dévotion à l’imaginaire, le père devient un démiurge qui immobilise temps et espace. Un cinéaste, Tim Burton. « Big Fish » s’étire alors dans une parenthèse centrale où coulissent les récits, comme autant de graines jetées sur le chemin de la vie.

La première force du film réside dans sa propension au conte et à l’imaginaire. Un homme raconte à son fils qu’il a longtemps rêvé d’attraper un énorme poisson, toujours en vain. Le poisson aussi majestueux que digne devint légende pour le père et mythe pour le fils. L’enchantement du conte opère par le recours aux mots (le récit : un flot continu comme l’eau qui dort) et aux images (sous l’eau, l’image grisâtre s’irise d’argent). La bascule, simple et immédiate, nous fait passer d’un lieu où la voix du père récite, raconte, à un univers merveilleux et fantasmé. Aussi, on peut rapidement concevoir le fils, éternel spectateur, trentenaire qui refuse d’y croire, comme un cinéphile voulant briser l’image et passer outre : à la recherche du père, c’est-à-dire ici à la recherche du mythe. Comprendre le flot des images, c’est revoir son enfance.

Cette équivalence entre enfance et mensonges, cinéma et enfance, n’est jamais acquise dans Big Fish. Elle s’enclenche moins dans la mise en avant du fils que du film. Ce dernier prend la route. Dans un premier temps, à chaque monceau de récits, l’image apparaît comme ouatée, un léger halo clair-obscur entourant la fable édictée comme le halo autour d’un rêve. Ce choix discret de l’iris s’altère ensuite, mettant fin à l’ambivalence du récit (rêve ou réalité). Dans un double mouvement se mêlent langueur et mobilité. Ni rêve, ni vie parallèle, c’est un songe éveillé, une chute des murs, un espace-temps suspendu qui propose, au passage, une histoire des légendes et des images américaines antérieures.

Au gré d’une nuit et d’une route sombre qu’il n’en finit pas de traverser, l’homme rencontre un géant, débarque en plein concert pour l’armée chinoise où se produisent des sœurs siamoises. Entre-temps, il s’octroie une escale dans un cirque et suspend littéralement le spectacle. De Paul Auster pour la séquence mémorable du cirque aux travaux d’Hercule, de la mer d’Hemingway à l’univers cartoon de Roal Dahl, Tim Burton invente une histoire des Etats-Unis, où le récit littéraire et l’imagerie des mythes touchent au merveilleux. Un autre Vieil homme et la mer. Un nouvel œil pictural surtout, résurgence moderne du peintre visionnaire David Hockney. Bientôt, géant, loup-garou et nains de fêtes foraines constellent cette route étoilée qui constituent la bannière du récit. La narration devient elle-même une vaste enluminure. Le film dresse au final une ligne continue où s’empilent des idées prodigieuses (la communauté utopique, la ville à vendre) et des bifurcations qui se muent en de fulgurants raccourcis (flashs-back où la vie entière s’incarne en une nuit sans fin).

The world is a stage, la scène est le monde. En des variations infimes ou une équivalence sublime, Big Fish va jusqu’à cristalliser finalement l’essence même du cinéma. Il constitue moins une illusion propre aux images qu’un grand jeu de dupes, dont l’amour régule ordre et désordre. Une belle entourloupe. Big Fish est un splendide trompe-l’œil.